Dans la classe de Ioulia, on joue de la musique pour oublier la guerre
Mathieu Carbasse
Kyïv, Ukraine | À Kyïv, l’apprentissage de la domra, un instrument à corde traditionnel d’Ukraine, offre à des enfants une parenthèse dorée loin des bombes et de la guerre. Grâce à la musique, ils sont plus vivants que jamais.
Vous vous souvenez peut-être de Ioulia, cette professeure de musique ukrainienne qui enseigne les secrets de la domra, un instrument qui ressemble à une mandoline typique des pays d'Europe de l’Est, malgré les bombardements. 24 heures lui avait consacré un portrait au mois d’avril 2022.
Nous avons profité de notre présence dans la capitale ukrainienne pour lui rendre une petite visite.
Le rendez-vous est donné à 16h, à l’école de musique publique Shostakovich située dans le district de Pechersk, dans le centre de Kyïv.
Entourée d’une dizaine d’élèves, la professeure Ioulia Yanovytska, nous accueille dans la pénombre de sa salle de classe, économies d’énergie oblige.
Il y a là Uliana, Sofiia, Ksiusha, Sasha, Polina, Kirill, Margaryta, Sofiia (une autre), Mariia et Andrii. Tout ce petit monde s’est mis sur son trente-six. Sofiia a pris soin de repasser sa veste pour avoir fière allure et Ksiusha a sorti son plus beau t-shirt sur lequel on voit un soldat ukrainien brandir son majeur à un navire de guerre russe.
Leur domra en main, ils se préparent à jouer un bout de leur répertoire. L’émotion est bien palpable, la fierté de ces enfants aussi.
Car ici, dans la classe de Ioulia, on vient chercher bien plus que de la musique. On vient jouer pour partager des émotions et pour se sentir vivre.
La musique pour aller mieux
«Je dois avouer que quand je reçois des notifications sur mon téléphone comme quoi il va y avoir une attaque aérienne sur Kyïv, je prends ma domra et je joue l’hymne ukrainien très bruyamment. Ça me donne de la force et un sentiment de sécurité», explique Uliana, 13 ans.
Sofiia, 13 ans également, nous explique que dès qu’elle pénètre dans la salle de classe pour son cours de musique, tous les malheurs de la guerre restent derrière la porte.
«Grâce à la musique, j’oublie tout ça», résume-t-elle.
Pour Ioulia, c’est l’état émotionnel de tous les Ukrainiens qui a changé au cours de la dernière année. Elle mesure donc aujourd’hui l’importance de la musique, et de jouer de la musique.
Pour elle, les airs que l’on joue sont devenus aussi nécessaires que l’air que l’on respire.
«Ce que nous faisons ici ce n’est pas seulement jouer de la musique, nous communiquons les uns avec les autres. Les enfants peuvent laisser aller leurs émotions.»
Les élèves sont d'ailleurs plus motivés que jamais à jouer leur instrument, raconte la professeure de 52 ans.
«Ils veulent pratiquer le plus possible parce que quand la victoire viendra, ils veulent être capables de jouer pendant trois jours sans s’arrêter.»
Des meilleures personnes
Tandis que les jeunes musiciens terminent l’interprétation de «Ievan Polkka», un air bien connu depuis qu’il est devenu viral il y a quelques années, le téléphone de Ioulia sonne.
À l’autre bout, Veronika, 9 ans. Elle s’invite à notre rencontre. Elle est à Dnipro et vit à quelques centaines de mètres de l’ immeuble éventré par un missile russe qui a fait le tour du monde.
Elle nous jouera une petite composition, à distance. Émotions garanties.
Car si l’émotion est une composante majeure de la musique, c’est encore plus vrai depuis le début de la guerre.
«Avec la guerre, mes étudiants sont devenus de meilleures personnes, nous explique Ioulia, les yeux baignés d’émotion, justement. Ils ont appris la compassion, ils ont appris à prendre soin les uns des autres. Ils ont appris à ressentir des émotions encore plus fortes que ce qu’ils connaissaient auparavant. Ils ont aussi appris à se sentir invincibles, plus forts.»
«Quelles que soient les intentions des Russes, ils nous unissent plus que jamais!»
Des rêves plein la tête
Si tous ces musiciens en herbe veulent avant tout voir la guerre s’arrêter − et l’Ukraine triompher, ils conservent leurs rêves d’enfant que la musique aide à garder bien vivant.
Uliana voulait devenir actrice mais la guerre a éclaté. Elle pense désormais se tourner vers les métiers du tourisme, peut-être ouvrir un restaurant ou un hôtel.
Sofiia, elle, veut voir la chute de la Russie... et un nouvel instrument. Polina aimerait pouvoir retourner au bord de la mer, en Crimée, un territoire occupé par les Russes depuis 2014.
Kirill veut bien sûr la victoire de l’Ukraine mais aussi une victoire en Coupe du monde de soccer si ces rêves de devenir footballeur professionnel se réalisent.
Quant à Margaryta, elle rêve d’apprendre le français, l’espagnol, le japonais et l’anglais. Rien que ça!
Et Ioulia, la professeure, de quoi rêve-t-elle la nuit?
«J'espère que ces enfants ne passeront pas à côté de leur enfance. Ils ont encore le temps d’être heureux pour de nombreuses années. Je leur suis reconnaissante de les avoir à mes côtés car ça me rend heureuse.»
Ce reportage a été réalisé avec le soutien financier du Fonds québécois en journalisme international.