L'élection de la dernière chance: les partis fédéraux «déconnectés» de la crise climatique
Élizabeth Ménard
À trois semaines des élections fédérales, sept experts en changements climatiques, ingénieurs, économistes et autres scientifiques déplorent que la crise climatique ne soit pas l’enjeu principal de la campagne. Ils dénoncent une «déconnexion» et un «manque de courage» des partis politiques.
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«Je suis découragée», «je ne comprends pas», «il y a une déconnexion»: ce sont quelques-unes des réactions récoltées la semaine dernière en questionnant sept scientifiques et experts des changements climatiques sur l’élection fédérale canadienne déclenchée à la mi-août.
Quelques jours avant, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) venait de publier un rapport catastrophique concluant notamment que le réchauffement climatique pourrait atteindre le seuil critique de +1,5°C en 2030, 10 ans plus tôt que prévu.
«Le dernier rapport du GIEC était très éprouvant, même pour des gens comme moi qui travaillent sur les changements climatiques depuis toujours, confie la biologiste spécialiste des changements climatiques Catherine Potvin. L’urgence est telle que, oui, c’est un peu les élections de la dernière chance.»
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Ces élections sont aussi déclenchées au milieu d’un été particulièrement chargé en événements météorologiques extrêmes.
«On a eu des feux de forêt, une canicule dans l'Ouest comme on n’en a jamais vu. Comment ça se fait que ça ne fait pas partie de l'enjeu numéro un? Je ne comprends pas. Je pense que nos politiciens sont en partie déconnectés», peste le climatologue Philippe Gachon.
Le réchauffement va se poursuivre
La dernière publication du GIEC confirme avec certitude le rôle de l’activité humaine sur les changements climatiques. Ce n’est pas une surprise. Ce qui est plus troublant, c’est qu’on apprend que d’ici 2050, le réchauffement va se poursuivre, peu importe les actions portées.
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«D'ici 2050, les dés sont joués. Le climat va continuer à changer», explique Alain Bourque, directeur général d’Ouranos, un consortium sur la climatologie régionale et l’adaptation aux changements climatiques. Au Québec, il est LE spécialiste de la question, mais il se garde bien de commenter la politique puisque son organisme est non partisan.
Quatre ans pour agir
L’espoir, c’est que les émissions mondiales de GES atteignent leur plus haut niveau d’ici quatre ans pour ensuite diminuer, qu’on atteigne la carboneutralité en 2050 et qu'on soit négatifs par la suite.
Ça, c’est le scénario le plus optimiste: le réchauffement climatique se poursuivrait jusqu’en 2050, puis il y aurait stabilisation autour de +1,5-2°C et on éviterait ainsi les pires impacts. C’est encore possible.
«On est en 2021, alors le prochain mandat nous mène à 2025, donc à cinq ans de 2030, souligne pour sa part Catherine Potvin. Chaque année qu’on perd dans des atermoiements et dans un manque de courage climatique, chaque année empire la situation», estime-t-elle.
L’adaptation
Au rythme actuel, le monde se dirige plutôt vers un réchauffement de +4-5°C, selon le GIEC.
«On va avoir bien de la difficulté à s'adapter à des changements de 4°C au niveau mondial, ce qui veut dire 8°C pour le sud du Québec et probablement 12°C pour l'extrême nord. L'adaptation requise va être beaucoup trop importante et ça va se passer trop vite», souligne Alain Bourque.
Le directeur d’Ouranos insiste sur le fait que l’adaptation sera le nerf de la guerre. Pourtant, nos politiciens n’en parlent que du bout des lèvres.
«Il y a une urgence à s'adapter, à se préparer aux feux de forêt, aux extrêmes de précipitations et ça, j'aurais tendance à dire que c'est réellement urgent parce que c'est dans les prochaines décennies que tout ça va se produire, dit-il. Il y a cette composante de l'adaptation, de la gestion des risques par rapport à la partie incontournable des changements climatiques que, selon moi, les gouvernements présentement négligent abondamment.»
- Avec Anne-Sophie Roy
Qu’est-ce que le GIEC?
Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), c’est un organisme créé en 1988 par l’ONU qui a pour but d’établir une expertise scientifique sur les changements climatiques. Il regroupe des milliers de scientifiques de 195 États dans le monde. Ceux-ci produisent des rapports où ils colligent des informations sur les causes des changements climatiques, les conséquences, la vulnérabilité, l’adaptation et l’atténuation. Dans ce dossier, nous faisons référence au premier volet du sixième rapport, publié en août. On y apprend notamment que le réchauffement climatique pourrait atteindre le seuil critique de +1,5°C en 2030, c’est-à-dire 10 ans plus tôt que prévu. Le rapport complet sera publié en 2022.
«On ne sent pas le sentiment d’urgence qu’on devrait sentir. Les données sont vraiment claires dans le dernier rapport du GIEC. Il faut vraiment se dépêcher à réduire [les émissions de gaz à effet de serre]. Ça semble loin, mais ça ne l’est pas.» - Annie Levasseur, ingénieure et professeure titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la mesure de l’impact des activités humaines sur les changements climatiques
«Le problème c'est que tous les partis savent que pour être connecté avec la réalité de la lutte aux changements climatiques et de l’urgence climatique, ça demanderait des actions qui sont tellement difficiles à faire accepter auprès de la population que tous les partis refusent de dire la vérité, c'est-à-dire que ça prend des changements dans nos habitudes de vie, dans la manière que l'on consomme. C'est un message qu'aucun parti n'a le courage de donner.» - Pierre-Olivier Pineau, titulaire de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie à HEC Montréal
«Les données du GIEC sont explicites et plus précises que jamais. Certains chercheurs parlent de la vitesse du changement climatique. Il y a une accélération. Est-ce que ça se reflète dans la campagne fédérale? Je dirais: non, pas du tout. On n’en entend pas parler.» - Serge Payette, biologiste qui étudie les effets des changements climatiques sur les climats arctiques et subarctiques depuis plus de 40 ans
«Je suis préoccupée depuis longtemps. Mon Dieu qu'on tourne en rond là-dessus! Avec ce qu’on voit maintenant, ça devrait être l’enjeu numéro un. [...] Mais ce n’est pas populaire de dire: il faut transformer nos comportements. Pour transformer il faut réduire la consommation. C’est bien plus facile de dire à quelqu'un: ta voiture, tu peux la prendre plus grosse tant qu’elle est électrique et je vais même te donner de l'argent.» - Catherine Morency, ingénieure, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la mobilité des personnes
«Il ne faut pas attendre dans cinq ans, quand il va falloir tout débrancher d’un coup. Ça va être catastrophique pour l’Alberta, la Saskatchewan et Terre-Neuve. On ne veut pas ça. Que font nos gouvernements? Ils sont supposés être la vigie sur le bateau qui voit le glacier dans lequel on va rentrer. Les partis sont déconnectés. Je comprends les arbitrages politiques, mais là on n’est plus dans la politique. Le mur qui est devant nous est énorme et n’est pas déplaçable. Plus on s’en approche, plus il est gros.» - François Delorme, économiste et collaborateur au GIEC
«Ça fait un peu plus d'une semaine qu'on est en élections. Qui a parlé d'actions climatiques ou de mettre de l'avant un plan pour le climat? Alors que le GIEC venait de sortir son rapport en disant: c'est catastrophique. Alors, je ne comprends pas. Il y a une déconnexion.» - Philippe Gachon, climatologue, professeur à l’UQAM et directeur du Réseau Inondations InterSectoriel du Québec
«Je n’aime pas utiliser la dernière chance. Mais habituellement, avec une date butoir que la science nous dit qui s’en rapproche inexorablement, c’est une élection extrêmement importante au niveau du courage politique de faire face aux changements climatiques.» - Catherine Potvin, biologiste tropicale, spécialiste des changements climatiques