Comme les garçons, par Léa Clermont-Dion
Léa Clermont-Dion
Expériences marquantes, réflexions, fantasmes... 10 plumes de chez nous racontent dans leurs mots comment s’est forgée — et continue d’évoluer — leur perception de la beauté.
Comme les garçons, par Léa Clermont-Dion
Le salon de coiffure baigne dans la nitescence du jour. Chaque chaise possède un dossier rebondi en cuirette couleur corail. Sur les murs, des laminés de Renoir contrastent avec la peinture écrue. Les dames s’y pavanent, s’enorgueillissant de leur toison gracieuse. Leur parfum imprègne la pièce jusqu’à en suivre leurs traces. Un effluve de fleuri abstrait vibre ici. Une fragrance de jasmin voluptueuse là. Les muscs doux me donnent la nausée. La propriétaire, cheveux miellés taillés bien droits, porte une robe florale tapissée de touches d’émeraude et de chamois. Elle boit son petit Coke diète, et ses lèvres définies par un écrin rouge diaphane laissent des traces sur la paille. Mes cheveux longs, blond vénitien, tombent en rafales sur mes épaules menues. Je me fixe dans le miroir, sous la grande jaquette ébène. Du haut de mes huit ans, j’observe tout. J’ai l’âge tendre pour les confiseries qui me font saliver. Badine, je peux engouffrer des Paris-Brest à la tonne. Les choux à la crème mousseline pralinée m’étourdissent à m’en faire rougir. C’est si bon, et je ne pense pas du tout à ma ligne. Je n’ai qu’une envie: tout goûter. Dans le miroir de la coiffeuse, les rondeurs de mon visage ne m’angoissent pas. J’engloutis la pâtisserie et j’exige qu’on me coupe les cheveux.
Je me trouve jolie comme je suis. Assez jolie pour exiger – malgré l’ire des madames – une coupe très courte, comme les garçons. Persuadée de savoir ce qu’il me faut, j’exige qu’on taillade ces couettes blondinettes qui illuminent mon visage joufflu. Je déclenche le courroux intérieur de la madame aux ciseaux. «Les filles, ça n’a pas les cheveux courts!» Et alors? Je sais ce que je veux. J’aime les Paris-Brest et je veux une coupe courte. Les ciseaux me déshabillent. Sous le peignoir, je tangue, happée par ce moment chez le coiffeur. J’écoute les discussions tonitruantes des bonnes femmes qui rient à gorge déployée des frasques de leurs maris bienheureux. Le contact métallique des lames sur ma peau m’hypnotise, j’en viens presque à m’assoupir. «Ça y est!» me lance la coiffeuse gaillarde à la tête qui rappelle étrangement celle des gallinacés.
Me voilà alors totalement dégarnie, et ma mère, un peu désœuvrée, ne sourit pas. Et c’est là que je frémis, contre toute attente. La coupe est ratée. J’en ai perdu mes blondeurs, et me voilà penaude, avec ces petits cheveux de rat. L’effet n’est pas à la hauteur de mes attentes. Mon coup d’éclat féministe avant l’heure est un échec lamentable. J’exige alors de ma mère qu’on m’apporte un sac en papier. J’y crée deux trous pour les yeux et un autre pour la bouche. Camouflée sous le papier brun, je demande à quitter les lieux, insultée par une telle entreprise foutue et désolante. Déprimée, je me dis que la révolution par le cheveu sera remise à une autre fois. Je déambule alors dans les rues de la ville, déclenchant la curiosité des passants. Qu’à cela ne tienne, j’assume d’être dissimulée sous mon masque ridicule. Comme les garçons.
Léa lancera la série documentaire T’as juste à porter plainte sur Noovo.ca, en août. Elle lancera aussi Backlash, un documentaire diffusé à Radio-Canada cet automne, qui donnera la parole à des femmes victimes de misogynie en ligne.
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