Passe mensuelle à 530$, trajets inexistants... c'est le temps d'améliorer le réseau de bus au Québec
Jean-Michel Clermont-Goulet
Se déplacer en autobus d'une ville à l'autre en dehors du grand Montréal, c'est presque toujours cher, compliqué, voire carrément impossible.
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Pourtant, avec la hausse fulgurante du prix de l’essence, l’exode des jeunes familles à l’extérieur de la métropole et une volonté de réduire nos émissions de GES, on aurait intérêt à se doter d'un système efficace de transport en commun entre les villes du Québec.
Tout indique qu'il y aurait de la demande et que ça serait possible. On fait le point.
533$ par mois pour prendre l’autobus
Il y a trois ans, Olivier Bourdon a décidé de quitter Montréal avec sa copine pour s’installer à Dunham, en Estrie, et vivre dans la nature et la tranquillité. Pour continuer ses études à l’UQAM, il avait prévu prendre l’autobus, puisqu’il y a une ligne à 20 minutes d’auto de chez lui qui fait la liaison Bromont-Montréal.
Il a toutefois eu toute une surprise: la compagnie privée Limocar, la seule qui dessert ce circuit, charge 533$ pour une passe mensuelle. «C’est exagéré», lance tout simplement Olivier au bout du fil.
Comme c’était bien trop cher pour son budget, le doctorant en psychologie à l’UQAM fait plutôt une heure de route en voiture jusqu’au terminus de Saint-Jean-sur-Richelieu. Là, il a accès aux autobus d’exo, qui font partie du réseau public de transport en commun : la passe mensuelle y est à 175 $, un tarif qui baisse à 95 $ pour les étudiants.
Ça vaut la peine financièrement, mais ça va à l'encontre de ses valeurs.
En s’installant à l’extérieur d’un grand centre, Olivier et sa copine avaient un but: pouvoir travailler et fonder une famille. Ils espéraient pouvoir compter sur un service d’autobus abordable. «Toujours dépendre de la voiture fait en sorte qu’on s’éloigne pas mal de nos valeurs environnementales et écologiques», se désole Olivier.
Le jeune couple pense donc à quitter Dunham pour retourner en ville, soit à Montréal ou à Sherbrooke.
«Depuis le début de la pandémie, il y a de plus en plus de jeunes qui ont décidé de sortir de Montréal pour s’installer à l’extérieur et je pense que ça va devenir de plus en plus criant, ce besoin de transport collectif là», pense Olivier.
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Pas d’autobus du tout
Encore pire : certains trajets très empruntés chaque jour par plusieurs automobilistes sont complètement dépourvus d'autobus.
Juliette Ségard habite à Sherbrooke et fait un stage à l’école secondaire de l’Odyssée à Valcourt, une municipalité à 45 minutes de là.
Elle aimerait se rendre à son stage en transport en commun, mais il n’y a pas de service de bus. Ça la surprend, puisqu’il y a une «assez grosse» usine, celle de BRP, et que «plusieurs personnes de Sherbrooke s’y déplacent tous les jours».
Au quotidien, la stagiaire en enseignement du français au secondaire utilise donc sa voiture pour faire du covoiturage avec des collègues. «Je pourrais me contenter du covoiturage, mais au bout d’une semaine, ça fait beaucoup d’essence et de dépenses reliées à l’entretien de la voiture, soutient-elle. Oui, on partage le prix de l’essence, mais les réparations sur ma voiture, c’est moi qui les paie. [Une fois diplômée], ça me découragerait de venir travailler à l’extérieur de la ville tous les jours.»
Étant en stage non rémunéré, les 75$ d’essence par semaine ont un grand impact sur le porte-monnaie de l’étudiante de 22 ans, qui tente de travailler les week-ends.
Olivier et Juliette sont unanimes: le développement du transport en commun en dehors des communautés métropolitaines gagnerait à être développé. Ils l’utiliseraient avec plaisir.
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Le transport en commun à deux vitesses : public VS privé
Les histoires d'Olivier et de Juliette peuvent être surprenantes pour les gens qui habitent dans le grand Montréal, puisque dans la métropole et ses banlieues, les trains, bus, métros et bientôt le Réseau express métropolitain (REM) sont des services subventionnés, tenus à un certain niveau de service et avec des tarifs plutôt bas.
C'est aussi vrai à l’intérieur d’autres villes qui ont leurs sociétés de transport (comme Québec, Sherbrooke ou Trois-Rivières), mais dès qu'on tombe dans le transport interurbain hors du grand Montréal, ce sont des compagnies privées qui doivent être rentables, ce qui explique les écarts.
Ceux-ci sont particulièrement frappants quand on compare les différences entre le trajet Bromont-Montréal avec le trajet Sorel-Tracy-Montréal. Ces deux villes de taille moyenne sont à 80 km de la métropole, mais la première est desservie par le privé, et la deuxième par le public.
Trajet Sherbrooke-Montréal (autobus de Limocar, privé)
Prix:
Abonnement mensuel: 533$ (un seul tarif)
Aller-retour: 53,50$ (ordinaire) ou 45,50$ (étudiant)
Nombre de départs chaque jour:
En semaine: 10
Le week-end: 7 les samedis, 8 les dimanches
Trajet Sorel-Tracy-Montréal (autobus d'exo, public)
Prix:
Abonnement mensuel: 250$ (ordinaire) ou 150$ (étudiant)*
Aller-retour: 17$ (un seul tarif)
*Inclut aussi la possibilité de prendre le métro partout sur l'île de Montréal
Nombre de départs chaque jour**:
En semaine: 36
Le week-end: 22
**Horaire en vigueur à partir du 4 avril 2022
Les entreprises comme Keolis (Orléans Express), Autobus Maheux, La Québécoise et Limocar offrent des services pratiques pour un petit voyage ou pour des gens qui ont un bon revenu, mais ils sont trop dispendieux pour que bien des gens puisse se les payer au quotidien.
Pour la directrice générale de Trajectoire Québec, Sarah V. Doyon, les transporteurs privés «auraient besoin d’aide gouvernementale pour que l’on retrouve des niveaux de service intéressants» en transport interrégional ou interurbain.
D'ailleurs, plusieurs personnes qui habitent en région ont moins d'options qu'avant pour prendre l'autobus entre les villes. Avec les années, plusieurs lignes ont disparu ou ont vu le service être réduit au minimum, et la pandémie a amplifié le phénomène. On n'a qu'à penser à l'entreprise Greyhound, qui a annoncé en 2021 qu'elle annulait toutes ses lignes au Québec et en Ontario. Des compagnies s'organisent actuellement pour prendre la relève.
«Les services sont ordinaires et dispendieux, donc personne ne les prend. Personne ne les prend, donc on les coupe», dit Mme Doyon. «Lorsque les gens seront prêts à délaisser leur voiture et montrer un appétit pour le transport collectif, peut-être y aura-t-il plus de services intéressants», dit-elle.
Et ça serait possible: il n'y a qu'à voir ce qui se fait en Gaspésie et aux Îles-de-la-Madeleine.
En attendant, des absurdités persistent à plusieurs endroits.
Quelqu'un qui veut faire Montréal-Sept-Îles en bus aura une bonne surprise au moment d'acheter son billet pour l'aller, quand il apprendra qu'il comporte un temps d'attente de nuit de 10h30 (!) à Québec. Le temps total de trajet est donc de 23h45, et il faut trouver une place où dormir. Le retour, au même prix, dure 14h40 et ne requiert pas d'escale dans la capitale nationale. Il faut débourser environ 450$ pour cet aller-retour - en plus de l'hébergement à Québec.
Autre exemple: quelqu'un qui veut faire un aller-retour entre Granby et Sherbrooke risque d'être bien mal pris. Limocar offre deux départs par jour de Granby vers Sherbrooke... mais aucun retour. Il faut donc trouver une autre façon de rentrer à domicile.
En tout cas, il faudra donner un coup de barre si on veut que les gens qui habitent en région prennent le transport en commun.
Concevoir l’offre de transport collectif à tous les niveaux comme un instrument essentiel de réduction de la dépendance à l’automobile permettrait aux ménages de «s’affranchir de la nécessité de posséder un ou plusieurs véhicules», affirme la titulaire de la Chaire Mobilité de Polytechnique Montréal, Catherine Morency
«Déjà que les gouvernements réfléchissent sérieusement à des stratégies de financement des réseaux de transport en commun (urbains, périurbains et interrégionaux) serait déjà un très bon pas en avant», lance d’emblée la professeure.
L’absence de cibles de réduction de la dépendance à l’automobile du gouvernement est aussi dénoncé par Mme Morency. Elles contribueraient à l’épanouissement du transport collectif en offrant notamment des alternatives à la voiture.
Catherine Morency soutient qu’il faut «urgemment soutenir» les opérations et le développement du transport collectif, non pas nécessairement en y allant de gros projets, «mais très certainement» par une bonification et l’ajout de nouveaux services.
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Qu’en pense le gouvernement?
Si on veut un transport en commun accessible et pas cher entre les villes, il va falloir investir dedans. Qu'en pense le gouvernement?
Tous les partis d'opposition à qui on a posé la question croient qu'il faut effectivement réorganiser ce système.
Québec solidaire croit qu’offrir de meilleurs transports collectifs tant sur le plan interurbain et interrégional passe par la nationalisation des entreprises privées.
«En ce moment, tout [parcours de bus en région] qui n’est pas payant est abandonné ou extrêmement mal desservi», se désole la députée solidaire dans Taschereau, Catherine Dorion.
Selon elle, fournir un service aux Québécois qui ne peuvent conduire une automobile, peu importe leur raison, «serait un minimum».
«Il y a des gens qui vivent loin, dans des régions étendues et il y a toujours des parcours de bus qui ne seront jamais rentables. [Nationalisé], tu es obligé d’utiliser l’argent qui est fait sur les parcours très payants et de le répandre sur les parcours moins payants. C’est une espèce de péréquation nécessaire si on veut offrir du transport partout», explique-t-elle.
Au Parti québécois, l’idée de nationaliser le transport n’est pas dans les plans, mais un meilleur financement, oui.
«Si l’État donne un coup de pouce en termes de promotion de services optimaux aux citoyens pour assurer un contrôle des coûts, je pense que l’entreprise privée peut très bien faire le travail», nous mentionne le critique en transport du PQ, Joël Arseneau.
M. Arseneau croit qu’il faut d’abord changer la culture «typiquement nord-américaine» de l’automobile et que pour provoquer ce changement d’habitude, «c’est à la base une question de financement de la part du gouvernement».
«Plutôt que d’investir dans le développement d’axes routiers, l’État québécois devrait investir dans le transport en commun», mentionne-t-il au 24 heures. «On aurait des résultats concluants.»
Dans un contexte de changements climatiques et de cible de réduction des GES, «si le gouvernement a vraiment le transport collectif à cœur, il devra assurément mettre l’épaule à la roue pour motiver les gens à abandonner l’automobile», ajoute le député des Îles-de-la-Madeleine.
«Au Québec, ça n’a juste pas de bon sens l’argent qui est dépensé dans les routes», s’insurge pour sa part Catherine Dorion. «En ce moment, la CAQ a l’intention d’élargir une flopée d’autoroutes et bâtir le 3e lien. Ça coûte des milliards!»
Le plus récent Plan québécois des infrastructures (PQI) 2022-2032 propose 30,7 milliards pour le réseau routier, alors qu’il injecte 13,4 milliards pour les transports en commun, ce qui représente 30,4 % des dépenses prévues, une baisse par rapport à 2021 (31%) et 2020 (34%).
Québec solidaire propose plutôt d’entretenir «comme il le faut» le réseau routier actuel et investir «l’argent qui s’en va dans tous ces projets d’élargissement» dans les transports collectifs.
Du côté du Parti libéral du Québec (PLQ), le constat est clair : «une réforme s’impose».
«Le milieu municipal, les entreprises privées et le gouvernement doivent être de meilleurs partenaires en matière de transport en commun», mentionne par courriel le porte-parole libéral en matière de transport, André Fortin.
Il précise que le plan de mobilité 2030 du PLQ met de l’avant un modèle de financement de transport collectif régional renouvelé et modernisé, pour «assurer plus de stabilité pour les utilisateurs».
«Nous souhaitions établir de nouvelles solutions plus adaptées aux nouvelles réalités et aux particularités des territoires, afin d’assurer un financement récurrent et stable pour la prestation de services», mentionne le député de Pontiac.
Le Parti conservateur du Québec n'a pas répondu à notre demande d'entrevue.
Contacté par le 24 heures, le ministère des Transports n’a pas confirmé s’il comptait subventionner dans le futur les entreprises privées pour qu’elles puissent offrir une meilleure tarification et, du même coup, aider à la réduction du parc automobile et des GES.
Seule une aide d’urgence de 20 millions de dollars a été confirmée lors du dernier budget de la CAQ «pour assurer le maintien et la reprise des services de transport interurbain, qui ont été durement affectés par la pandémie».