Ce professeur d’université se fait «écrivain public» à Hochelaga pour servir de plume à ceux qui peinent à lire ou écrire
Il installe ses pénates au Chic Resto Pop dans Hochelaga
Louis-Philippe Messier
À Montréal, le journaliste Louis-Philippe Messier se déplace surtout à la course, son bureau dans son sac à dos, à l’affût de sujets et de gens fascinants. Il parle à tout le monde et s’intéresse à tous les milieux dans cette chronique urbaine.
Un enseignant universitaire prête sa plume à ceux qui en ont besoin et son initiative nous rappelle qu’un adulte québécois sur cinq est analphabète fonctionnel.
Un fumet de poulet mariné grillé embaume la salle à manger de l’organisme communautaire Chic Resto Pop, mardi soir, dans Hochelaga-Maisonneuve.
Tandis que des dizaines d’habitués des lieux dégustent leur repas, un jeune homme assis à une table se concentre sur son travail devant son ordinateur.
Avec les papiers étalés devant lui, Bernabé Wesley a l’air d’un «prof» et c’est ce qu’il est. Mais c’est à titre d’écrivain public, bénévolement, qu’il est ici.
«Quand personne ne vient me voir, je prépare mes cours», raconte le Franco-Argentin de 43 ans qui enseigne au département de littérature de l’Université de Montréal.
Autre réalité
Le mardi de 17 h à 20 h, ce spécialiste du romancier Louis-Ferdinand Céline se plonge dans une autre réalité que celle de ses étudiants lettrés.
«Je donne une voix aux gens qui ont du mal à s’exprimer correctement selon les codes langagiers», explique-t-il.
«Les gens me racontent ce qu’ils veulent dire et je l’exprime par écrit», résume-t-il.
«Les gens que j’aide sont aussi intelligents que toi et moi: ils sont juste mal armés culturellement», soutient-il.
Récemment, un ancien itinérant est venu trouver l’écrivain public pour lui demander d’écrire une lettre de remerciement au patron qui lui a donné un emploi lorsqu’il était mal en point et dans la rue.
«C’était touchant, mais c’est rare qu’on me demande ce genre de mot! Normalement, j’écris plutôt des lettres de motivation pour des gens qui cherchent des emplois.»
Ce n’est pas la première fois que le Chic Resto Pop héberge un écrivain public.
Le scénariste Michel Duchesne y a exercé ce métier pendant plusieurs années. (Il a par ailleurs écrit un livre et coscénarisé une websérie, L’écrivain public, avec l’acteur Emmanuel Schwartz dans le rôle principal.)
Scribe, c’est une bonne situation pour observer les drames qui passeraient normalement inaperçus.
«On entre dans la vie des gens, dans leurs angoisses, dans leurs combats, notamment quand il faut les aider à contester une éviction de leur logement», raconte M. Wesley.
Stigmate
«L’analphabétisme, c’est un mal souvent oublié, c’est très gênant d’avouer qu’on a du mal à lire ou écrire, alors on le cache», constate-t-il.
«En France, le stigmate social associé à l’analphabétisme est encore plus exacerbé qu’au Québec», a remarqué celui qui a aussi œuvré comme écrivain public à Montpellier.
L’idée d’aider ses concitoyens verbalement démunis est venue à M. Wesley pendant ses recherches sur la figure de l’analphabète dans les œuvres littéraires.
Au fil des ans, il s’est constitué une banque de textes de base pour les situations les plus fréquentes, et il les partagera si d’autres écrivains publics les lui demandent.
«Si je peux aider à former de nouveaux écrivains publics qui voudraient faire comme moi dans d’autres organismes, ça me fera plaisir», affirme-t-il.
Inspirera-t-il des imitateurs?
«Au Québec, une personne sur cinq éprouve des difficultés majeures à comprendre et utiliser un texte écrit», selon la Fondation pour l’alphabétisation.
«Même si nous étions 500 à faire ce que je fais, nous ne suffirions pas!» lance M. Wesley.