«Canadiens français, enrôlez-vous!»: les outils de propagande pour faire participer les francophones à la Première Guerre mondiale

Martin Landry
Il aura suffi de quelques coups de feu d’un jeune nationaliste serbe à Sarajevo au début de l’été 1914 pour que l’Europe s’embrase. Au cours de l’été 1914, le jeu des alliances politiques fait tomber chacune des pièces d’un vaste jeu de dominos et met le feu au Vieux Continent. Quand la Grande-Bretagne déclare la guerre à l’Allemagne le 4 août 1914, le Canada en tant que dominion de l’Empire britannique entre automatiquement en guerre.
En août 1914, au Canada, l’entrée du pays dans le conflit est plutôt vue positivement. Le gouvernement Borden déclare que le Canada enverra des soldats volontaires au front et promet qu’il n’y aura pas de conscription pour le service outremer.
Les premiers soldats partent par bateau pour rejoindre les bases anglaises le 3 octobre 1914. Une foule importante se réunit au port de Montréal pour saluer le départ de ce premier contingent vers l’Europe. À l’hôtel de ville de Montréal, on fait hisser les drapeaux britannique, français et même russe pour souligner l’événement. Au Canada, mais aussi dans l’Empire britannique, parce que le service militaire obligatoire n’existe pas, on utilise la propagande pour mobiliser la conscience citoyenne et recruter des soldats. On emploie souvent des affiches qui présentent des images évocatrices ou des phrases touchantes pour encourager l’effort de guerre. Elles sont installées bien en vue dans des espaces publics fréquentés par les jeunes hommes. De 1914 à 1915, environ 330 000 Canadiens vont s’enrôler volontairement pour affronter l’armée allemande en France et en Belgique.

QUI S’ENRÔLE AU DÉBUT DU CONFLIT?
Les volontaires sont très majoritairement de jeunes hommes d’origine britannique. Notons qu’en 1914, au moins 10% de la population au pays est né dans les îles britanniques. Ces Canadiens ont un fort sentiment d’appartenance envers leur mère patrie. Au bilan de la guerre, ils représenteront un peu plus de la moitié des volontaires à avoir traversé l’Atlantique pour affronter l’ennemi. Ils sont donc plus nombreux que les Canadiens natifs du continent nord-américain à participer volontairement à la guerre. Au terme du terrible conflit mondial, près de 630 000 Canadiens vont combattre au front et, de ce nombre, on ne retrouve que 35 000 francophones.

DIFFICULTÉ À RECRUTER DES FRANCOPHONES
Pour mobiliser un plus grand nombre de volontaires francophones, on constitue un régiment pour eux, le 22e bataillon d’infanterie canadien. Dès l’automne 1915, les premiers volontaires du 22e bataillon vont traverser l’océan pour se terrer dans les tranchées boueuses du nord de la France.
Si plusieurs sont partis en pensant que la guerre serait courte, rapidement tout le monde réalise que le conflit sera long et beaucoup plus meurtrier que prévu. Dès la fin 1915, on comprend qu’il ne faut pas juste plus de volontaires, il en faut beaucoup plus et tout de suite. Pour convaincre ces jeunes Canadiens français et leurs parents, on conçoit des affiches qui placent la France au lieu de la Grande-Bretagne comme objectif de recrutement. On crée d’autres bataillons au Québec pour attirer plus de Canadiens français, comme le bataillon «Poil-aux-pattes» (le 163e bataillon). Les soldats de ce bataillon s’entraîneront aux Bermudes et seront envoyés en Angleterre dès décembre 1916. Une fois au front, les soldats du régiment «Poil-aux-pattes» seront dispersés et fusionnés à d’autres unités.
Le climat social et politique est si particulier au Québec que les affiches de propagande montrent parfois l’image de héros ou d’héroïnes de l’histoire québécoise pour mobiliser les francophones. Puis, parce que la défense du territoire est chère à la majorité d’entre nous, ces affiches véhiculent l’idée que la guerre en Europe pourrait s’étendre jusqu’au Québec.

L’effort de guerre ne se résume évidemment pas qu’à s’enrôler comme soldat. Par exemple, une affiche du Fonds patriotique canadien présente cette phrase à côté de l’image d’un soldat au front et d’une femme seule avec ses enfants: «Si vous ne pouvez vous joindre à lui, vous devriez l’aider, elle.» Une autre de la Commission canadienne du ravitaillement encourage les adolescents à remplacer les hommes partis au front. D’autres invitent les Canadiens à financer la guerre par l’achat d’obligations de la Victoire. Celle qui deviendra populaire montre un soldat canadien qui s’adresse directement aux gens leur demandant, en les pointant du doigt, d’acheter ces obligations pour faire leur part pour l’effort de guerre.
Plus le conflit s’enlise, plus l’enjeu du recrutement est un irritant qui crée des tensions au pays. De nombreux francophones, particulièrement au Québec, ne s’identifient pas à cette puissante fierté identitaire britannique qui semble si importante pour nos voisins ontariens. De plus en plus de voix ici s’élèvent pour que le Canada arrête de donner ses enfants en pâture pour défendre l’Empire britannique. La figure de proue de cette idéologie est le populaire journaliste Henri Bourassa (Le Devoir). Plusieurs anglophones dénoncent vigoureusement cette opposition, d’autant plus que ces derniers considèrent que la participation des Canadiens français au conflit est nettement insuffisante. Cette tension ne touche pas que les jeunes hommes, elle concerne aussi les femmes. Certains accusent les Canadiennes françaises de moins s’impliquer que les anglophones dans les organismes de soutien à la guerre.

LA TENSION S’ENVENIME
Au début de 1916, il n’y a presque plus de volontaires. Malgré tout, le premier ministre canadien promet à la Grande-Bretagne d’envoyer au front un demi-million de militaires supplémentaires dans les prochains mois. Ce n’est pas simple, sachant que la population canadienne n’est constituée que de 8 millions de citoyens. Évidemment, en 1916, les Canadiens constatent les ravages de cette première guerre industrielle. Ceux qui ne meurent pas au front reviennent des tranchées gravement blessés, handicapés ou, pour nombre d’entre eux, grandement hypothéqués par les séquelles des gaz. Ce n’est vraiment rien pour encourager les gens à se porter volontaires. Le gouvernement Borden est un peu coincé, il a fait des promesses au haut commandement britannique et il doit envoyer plus de jeunes canadiens. Dans «the rest of Canada», on pense qu’il est temps que les Canadiens français participent au conflit. C’est dans cet esprit qu’en mai 1917, au retour d’une conférence de guerre à Londres et d’une visite dans les tranchées, le premier ministre Borden décide d’imposer le service militaire obligatoire.

Une décision politique lourde de sens qui marque une rupture de confiance entre les Québécois et le gouvernement fédéral.
Cette loi sur le service militaire conscrit de force tout Canadien adulte de 20 à 35 ans pour le service outremer (sauf si exempté par un tribunal spécial). Si la loi passe plutôt bien dans le Canada anglais, elle est beaucoup moins acceptée au Québec. Un climat de désobéissance civile souffle sur les Québécois et les accrochages entre la population et les forces de l’ordre vont se multiplier jusqu’à la fin du conflit mondial. Malgré tout, un peu plus de 400 000 hommes s’inscrivent au service militaire. De ce nombre, 124 588 sont enrôlés dans le Corps expéditionnaire canadien. Près de 100 000 d’entre eux sont intégrés aux troupes, tandis que les autres sont jugés inaptes au service. Au bilan, 47 509 hommes conscrits de force sont envoyés en Europe et 24 132 ont servi sur le front français, les autres ont servi ici, au Canada.
