700 km entre l’Ontario et le Québec: il laisse derrière lui ses 50 vaches en Inde pour conduire des camions ici
Le Journal a roulé avec deux camionneurs originaires d’Inde qui ont tout laissé derrière eux pour venir conduire sur nos routes. Portrait de ces camionneurs qui ont redéfini l’industrie du camionnage.

Francis Halin et Denis Therriault
Des milliers de «camionneurs au rabais», dont plusieurs sont originaires d’Asie du Sud-Est, sillonnent nos routes au volant de poids lourds. Souvent mal payés, peu formés et au volant de camions laissant parfois à désirer, ils posent un risque pour la sécurité routière, dénoncent des responsables de l’industrie.
Dans un Truck Stop grouillant d’une banlieue de Toronto, Sukhpreet Singh lave rapidement les grands et les petits miroirs de son camion, qui fait le plein. À la pompe, les secousses de son moteur se mêlent aux airs d’une chanson en punjabi que l’on peut entendre par la fenêtre.
Il y a trois ans, l’homme de 24 ans a laissé son troupeau d’une cinquantaine de vaches en Inde pour tenter sa chance au Canada.
Comme lui, d’autres camionneurs s’agitent au Petro-Pass de Woodbridge, à une quarantaine de kilomètres de Toronto.
Il est près de 15 heures. On annonce une tempête de neige. Plusieurs partent plus tôt.
Dans ce centre nerveux de la logistique, on ne compte plus ces chauffeurs indiens, qui bourdonnent près des entrepôts du grand Toronto.
Sukhpreet Singh s’en va à Drummondville, à près de 700 km de là.

Après avoir obtenu l’autorisation de son répartiteur, Sukhpreet Singh accepte de faire monter Le Journal dans son camion à condition que l’on ne nomme pas l’entreprise.
Même s’ils sont légion sur nos routes, on connaît encore peu ces conducteurs qui sont devenus la colonne vertébrale de notre économie avec la pénurie de chauffeurs.
«Au Canada, la plupart des chauffeurs viennent de ma communauté», me lance Sukhpreet Singh, qui dit rarement voir de jeunes Canadiens au volant des camions.

«Ce n’est pas mon travail, c’est ma maison. Je suis ici six jours par semaine. Je vis ici, je mange ici, je dors ici», énumère -t-il. Son véhicule est propre.
Une facture de 40 000$
Sukhpreet Singh a laissé sa ville de Nanak Puri pour rejoindre sa copine ici. Là-bas, il produisait avec sa famille du riz, du blé, des pois, des choux-fleurs et des patates.
Il a payé 40 000$ en droits de scolarité pour obtenir un visa de travailleur et a suivi des cours de camion en Ontario. Il a appris le métier pendant huit mois avec un chauffeur assigné, mais ce n’est pas le cas de tous, concède-t-il.
Il pointe du doigt des tours de passe-passe, qui permettraient à certains chauffeurs de payer pour obtenir leur permis sans formation adéquate.
D’après lui, il est trop facile d’obtenir sa licence en Ontario, car les écoles donnent souvent des formations d’à peine un mois et refont les mêmes trajets, ce qui permet de réussir les examens sans avoir véritablement l’expérience nécessaire.
«C’est la raison principale des accidents sur les routes si tu ne suis pas de cours, si tu ne sais pas comment manœuvrer le véhicule et l’inspecter», souffle-t-il en traçant dans la nuit qui absorbe l’horizon.
«C'est totalement fou»
Sans parler de ceux qui regardent carrément leur téléphone ou un film au volant.
«C’est totalement fou. Peut-être qu’ils ne s’inquiètent pas de leur vie, mais ils devraient s’inquiéter de celle des autres», soupire celui qui parcourt le Québec deux ou trois fois par semaine.
«Si tu ne regardes pas la route deux, trois ou quatre secondes, c’est un désastre», ajoute-t-il, en soutenant que certains conduiraient plus de 17 heures par jour.
«C’est totalement illégal, mais ils font ça. C’est illégal et dangereux», poursuit-il.
Après plusieurs jours à Brampton, où de nombreux camionneurs nous ont confié avoir été floués par leur ex-patron, Sukhpreet Singh aborde le sujet de lui-même, en traversant patiemment les embouteillages tenaces de la Ville Reine.

Comme d’autres, il est tombé sur patron véreux une fois arrivé au Canada. Il n’a jamais réussi à se faire payer des centaines d'heures travaillées.
«Mon ex-employeur me doit 13 000$», soupire-t-il, en me fixant côté passager.

Un thé avant de repartir
Après deux heures et demie de route, Sukhpreet Singh s’arrête à la halte routière Onroute, à Odessa, sur le bord de la 401. Pas question d’aller au Tim Hortons.
À peu près tous les camionneurs vont à la halte routière. Pas lui. Pas le temps.
«Je vais nous faire un thé, et on va reprendre la route», sourit-il. Il offre des biscuits secs après avoir enlevé ses bottes pour éviter de salir l’habitacle où il passe six jours sur sept.
En moins de deux, il sort une petite casserole pour faire bouillir de l’eau. Il fait entrer dans le camion un chauffeur de la même compagnie qu’il suit pour partager le thé.

«J’ai besoin d’argent»
Deux heures plus tard, lors d’un arrêt à Rivière-Beaudette en Montérégie, il me fait monter à bord du camion de son collègue Gagandeep Singh Brar, qui va livrer du porc à Montréal.
L’homme de 44 ans, qui habite également Brampton, est originaire de Moga, une ville industrielle indienne connue pour la méga-usine de la multinationale suisse Nestlé.
Gagandeep Singh Brar a conduit des camions à Dubaï et à Oman avant d’immigrer en Ontario, il y a trois ans.
C’est un habitué du trajet Brampton-Montréal. Il adore son métier de camionneur, même s’il n’en peut plus des heures d’attente dans les terminaux de chargement.
Il s'estime chanceux parce que la compagnie pour laquelle il travaille le paye «chaque semaine», sans retard ni chantage, ce qui est très rare, selon lui.

«J’ai besoin d’argent. Je l’envoie à ma famille», confie le camionneur, qui s’ennuie de sa femme et de son fils, toujours en Inde.
Avec 200$ ou 300$, on peut très bien vivre un mois dans ce pays, partage l’homme qui traverse son troisième hiver.
Même s’il est épuisé par ses longues heures de travail et que sa vie sociale en paye souvent le prix, Gagandeep Singh Brar dit adorer son métier de camionneur.
«Mon fils est en dixième année [l’équivalent du secondaire]. Je ne veux pas qu’il soit chauffeur de camion», conclut-il en entrant dans Montréal.
