Révolution pour les criminels: imprimées en 3D, les armes «fantômes» progressent ici et dans le monde
Gabriel Ouimet
L’assassinat de l’ancien premier ministre japonais Shinzo Abe avec une arme à feu artisanale est un triste rappel que même les lois les plus strictes ne suffisent pas à freiner la prolifération de ces armes «fantômes». Alors que les avancées en matière d’impression 3D les rendent de plus en plus accessibles, au Québec, la police provinciale peine à mesurer leur progression.
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Des tuyaux métalliques, un levier en bois, des fils électriques et une batterie assemblés avec du ruban adhésif: le meurtrier de Shinzo Abe n’a eu besoin de rien d’autre pour déjouer les forces de l’ordre et exécuter un des hommes politiques les plus influents au monde, note l’historien expert en armes à feu et chercheur à l’Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand, Francis Langlois.
«On est en présence d’une arme artisanale faite avec beaucoup d’ingéniosité, dans la mesure où la réglementation des armes à feu au Japon est très très très stricte. Elle a été faite à partir d’éléments tout à fait légaux, qui ont permis de contourner la loi», détaille-t-il.
La police locale a aussi confirmé avoir saisi plusieurs autres armes faites à la main quand elle a perquisitionné la maison de l'assassin, le 8 juillet dernier.
Le Japon est pourtant le pays du G7 qui possède le plus faible taux de possession d’armes à feu dans sa population. En 2018, selon des données de Small Arms Survey, environ 375 000 armes en feu étaient en circulation, soit environ 0,4 fusil par 100 habitants.
Le Canada est quant à lui le deuxième pays le plus armé du G7 en fonction de sa population. En 2018, plus de 13 000 000 d’armes à feu étaient en circulation, l’équivalent de 34,7 fusils par 100 habitants.
Ces statistiques n’incluent cependant pas les armes à feu qui sont fabriquées à la main et donc, qui n’existent pas officiellement, souligne l’expert en armes à feu. «Ce sont des armes dites “fantômes”, parce qu’elles n’ont pas de numéro de série, pas de caractéristiques connues des autorités.»
Une révolution dans le monde de l’armement
Prisées par les criminels, des armes artisanales de plus en plus sophistiquées sont en progression dans le monde, en raison des avancées en matière d’impression 3D.
En 2013, le premier fusil fonctionnel entièrement fabriqué à l’aide d’une imprimante 3D a été créé au Texas. Nommé Liberator, le modèle n’était cependant pas tout à fait au point, explique Francis Langlois.
«Le plastique n’était pas assez solide, les plans n’étaient pas tout à fait au point non plus, donc il avait tendance à exploser lors de la détonation. Aujourd’hui, les armes imprimées sont vraiment au point et elles continuent d’évoluer rapidement. La plupart sont hybrides: certaines parties sont imprimées en plastique, puis elles sont ensuite combinées avec des parties en métal qui résistent à l’explosion de la munition», explique l’historien.
Une tendance qui a de quoi inquiéter, puisque les imprimantes 3D sont à la portée de tous, note le fondateur l’entreprise d’impression en trois dimensions Lezar3D, Robert Gagnon.
«Demain matin, vous pouvez très bien aller sur Amazon et vous commander une machine à 350$ avec laquelle vous pourrez produire n’importe quel objet, si vous avez les plans. C’est facile à utiliser, un enfant de 10 ans pourrait utiliser une imprimante 3D», dit-il.
Dans les dernières années, des armes imprimées, dont des fusils d’assaut compacts, ont été utilisées lors de cavales meurtrières, en Californie, en Allemagne et même au Canada, des endroits où les lois sur le contrôle des armes à feu sont pourtant strictes, note l’expert.
Les États-Unis inondés
La production de ces armes progresse particulièrement rapidement aux États-Unis, où il est tout à fait légal d’en imprimer à des fins personnelles dans une quarantaine d’États.
«Dans la loi américaine, c’est seulement la crosse (le manche) qui est considérée comme l’arme à feu», explique Francis Langlois. Lorsque la crosse est complétée à moins de 80%, l’arme, appelée «polymer 80», ne possède donc aucun numéro de série et peut être vendue comme un jouet. Il suffit ensuite d’y ajouter des morceaux achetés séparément pour la rendre létale, s’inquiète le spécialiste.
Sur internet, certaines entreprises se spécialisent même dans la diffusion de plans de conception d’armes imprimées.
«Au nom du libertarisme, elles prennent des armes industrielles, puis les passent dans un gros “numériseur”. La machine est capable de détecter chacune des pièces et d’en faire des plans 3D, que ces entreprises vont ensuite rendre facilement accessibles», soutient Francis Langlois.
Depuis 2016, 45 000 «armes à feu de fabrication privée» ont été saisies aux États-Unis, selon le ministère américain de la Justice. Parmi ces armes, 692 sont liées à des enquêtes pour meurtre ou tentative d'homicide.
Ces chiffres pourraient n’être que la pointe de l’iceberg. Plusieurs corps de police ne gardent effectivement pas la trace des armes qui n’ont pas de numéro de série.
Plusieurs saisies au Québec, mais...
La popularité de ces engins au sud de la frontière atteint aussi le Québec.
En mars 2021, un Sherbrookois de 24 ans a été arrêté près de la frontière américaine avec 249 armes de poing de style «polymer 80» en pièces détachées.
Le 24 novembre 2021, les policiers enquêteurs de la Sureté du Québec (SQ) ont retracé un homme, possiblement associé au groupe complotiste des «Farfadaas», qui imprimait des armes dans son logement, à Gatineau. Les forces de l’ordre y ont saisi de nombreux engins, dont trois armes de calibre 9 mm et une arme de poing de calibre .22.
En mars 2022, un couple soupçonné de fabriquer des armes fantômes a également été arrêté lors d’une opération dans la région de Montréal.
Les policiers de la SQ assurent avoir le phénomène à l’œil, observant «une légère hausse» de saisies de telles armes dans les dernières années. Le corps de police confirme toutefois ne pas tenir de registre spécifique sur les armes à feu artisanales ou imprimées, qui sont comptabilisées au même titre que les armes à feu traditionnelles.
C’est donc dire qu’au Québec, ces armes fantômes restent invisibles dans les dossiers de la police provinciale, qui peine à brosser un portrait clair de la situation.