Amener les migrants au chemin Roxham, une job payante pour des chauffeurs de taxi américains
Mathieu Carbasse
Avec la réouverture du chemin Roxham en novembre dernier, les affaires roulent pour les chauffeurs de taxi de Plattsburgh. C’est vers eux que se tournent les demandeurs d’asile pour les mener vers le Canada. Nous les avons suivis, de l’autre côté de la frontière.
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[14h08]
Le soleil frappe fort sur le stationnement du Dunkin' Donuts de Cumberland, dans le nord de Plattsburgh, dans l’État de New York.
Située le long de la 9, à quelques encablures de l’autoroute 87, l’immense étendue d’asphalte accueille aussi une station d’essence Mobile. Ici s’arrêtent pour la dernière fois avant le Canada les autobus Greyhound , qui y débarquent quotidiennement leur lot de voyageurs.
Stationnés les uns à côtés des autres, Tom, John et quelques autres chauffeurs de taxi enchainent les cigarettes tout en discutant. Comme tous les jours, ils attendent l’arrivée du prochain bus, prévue entre 15h et 15h30.
Surtout, ils attendent une lucrative clientèle.
«Je me suis lancé dans le taxi il y a quelques années, après avoir travaillé pendant longtemps pour la ville», confie Tom, 65 ans, des tatouages à chaque bras et une longue moustache blanche que ne renierait pas Hulk Hogan.
«C’est simple, je récupère les voyageurs au pied du bus. La plupart du temps, c’est moi qui leur demande s’ils vont au chemin Roxham. Eux, ils ont peur de demander. Je les dépose ensuite au bout du chemin et c’est là qu’ils passent au Canada.»
Son travail, il l’aime car «les gens sont gentils en général». Comprendre: ils ne font pas d’histoire et payent sans rechigner. Tom me parle d’ailleurs d’une femme qui vient parfois insulter les gens qui descendent de l’autobus en leur demandant de retourner dans leur pays.
«Mais ces gens-là ne restent pas ici, ils veulent juste aller au Canada.»
«Toi tu fais ton travail, moi je fais le mien»
En présence d’un journaliste, un des autres chauffeurs qui vient de rejoindre le groupe s’agite subitement.
«Je ne veux pas te parler, je ne veux pas être pris en photo. Toi tu fais ton travail, moi je fais le mien. Je ne veux pas apparaître dans ton article ou à la télé», s’exclame-t-il, avant de se montrer finalement assez loquace et de raconter la réalité de son boulot.
Il faut dire que les chauffeurs de taxi des environs ne portent pas dans leur cœur les journalistes, coupables à leurs yeux d’avoir nuit à leurs affaires florissantes en dévoilant certaines pratiques.
«Ce qu’on fait n’a rien d’illégal», explique-t-il, comme pour tenter de se justifier quand on lui parle de faire de l'argent sur le dos des demandeurs d’asile qu’il laisse chaque jour au bout d’un chemin.
«On fait juste notre travail.»
À près de 80 dollars américains la course de 30 minutes jusqu’au fameux passage, c’est un travail payant, semble-t-il. Suffisant en tout cas pour avoir convaincu John, la soixantaine, d’abandonner la semaine dernière sa job de livreur pour se lancer en affaires.
[15h23]
Le bus Greyhound arrive enfin.
En quelques claquements de doigt s, les chauffeurs déplacent leur véhicule au plus près de l’autobus puis proposent à chaque personne qui en descend si elle veut se rendre à «la frontière» ou plus directement à «Roxham Road».
Aujourd’hui, le bus n’est pas très rempli. Seul deux chauffeurs parmi la poignée présente trouveront des clients pour le point de passage de Roxham. Les autres reviendront pour le prochain bus de début de soirée. Au total, quatre ou cinq bus arrivent ainsi quotidiennement à Plattsburgh.
Les deux taxis, avec à leur bord des demandeurs d’asile, font maintenant route vers le nord sur l’autoroute 87, en direction de la frontière.
Ils filent ensuite sur Perry Mills Road pendangt une bonne dizaine de minutes, une route à travers des zones humides, marécageuses... avant de prendre sur Roxham Road. Voie sans-issue.
[16h03]
Ce jour-là, comme c’est le cas tous les jours et plusieurs fois par jour, c’est entre deux barils bleus en plastique que prend fin la course pour trois demandeurs d’asile.
Alors que les deux taxis repartent, ces derniers franchissent la frontière et disparaissent dans une tente blanche accolée à un grand bâtiment préfabriqué.
C’est ici que les arrivants seront mis en état d’arrestation, comme le veut le processus habituel. Avant d’être acheminés en autobus à 10 minutes de là, vers l’ancien hôtel St-Bernard qui fait désormais office de centre de rétention pour le compte du gouvernement fédéral.