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Affaire Julien Lacroix: quels impacts aura le reportage de La Presse et le 98,5 FM sur le mouvement de dénonciations?

Photo Joël Lemay
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Photo portrait de Sarah-Florence  Benjamin

Sarah-Florence Benjamin

2022-11-17T19:12:36Z
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Le reportage de La Presse et du 98,5 FM sur les deux ans de l'affaire Julien Lacroix, dans lequel des femmes affirment regretter leur dénonciation publique de l’humoriste, fait grand bruit. Au lendemain de sa publication, on s'interroge, avec trois expertes, sur les possibles conséquences du reportage sur le mouvement de dénonciations et sur les enjeux qu'il soulève.

  • Rachel Chagnon est professeure de droit et membre de l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF).  
  • Justine Chénier est responsable des communications du Regroupement québécois des centres d'aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (RQCALACS).  
  • Mélanie Lemay est cofondatrice de Québec contre les violences sexuelles.  

Quels sont les impacts possibles d’un article comme celui paru dans La Presse

Rachel Chagnon: Ce que j’ai remarqué tout de suite, c’est une résurgence sur les réseaux sociaux de discours qui discréditent les victimes de violences sexuelles. On dit que les victimes mentent, qu’elles sont motivées par la vengeance et qu’elles exagèrent la gravité des gestes posés. C’était des propos qui étaient mal vus, mais qui sont revenus à la surface en réaction à l’article. 

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Justine Chénier: Il faut se rappeler qu’énormément de victimes ne dénoncent pas, de peur de ne pas être crues ou qu’on s’attaque à leur crédibilité. Cet article s’inscrit totalement dans ce narratif, où on présente l’agresseur comme une victime et les victimes comme des agresseurs. Les survivantes risquent de craindre de dénoncer plus qu’avant, de peur d’être démonisées.

Mélanie Lemay: Pour nous, sur le terrain, c’est ça les cinq ans de #MeToo. C’est le backlash [retour du balancier]. On remarque une escalade des moyens pour discréditer le mouvement et pour faire taire les victimes [...] Quand on parle de «tribunal populaire» et de «culture de cancellation», on reprend mot pour mot les mots des gens qui cherchent à discréditer les victimes. 

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Comment expliquer que certaines personnes se considèrent comme des victimes ou non? 

Justine Chénier: Le RQCALACS tient à rappeler que six femmes maintiennent leurs accusations envers Julien Lacroix. Les trois femmes qui se sont rétractées dans l’article sont expertes de leur expérience et sont libres de considérer leur processus de dénonciation comme elles l’entendent.  

Il y a des gens qui ont vécu des violences à caractère sexuel qui ne se considéreront jamais comme une victime. Certaines préfèrent le terme «survivante». C’est un cheminement personnel, mais il faut se rappeler qu’il existe encore un stigma rattaché à l’étiquette de victime.  

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Mélanie Lemay: Les violences sexuelles c’est un spectre. Il y a des victimes pour qui ça ne sera pas traumatisant et d’autres si, peu importe si on a l’impression que le geste est grave ou non. 

On peut avoir des sentiments contradictoires, l’impact que ça a eu sur nous peut changer au fil du temps. Ça dépend aussi du support que reçoit la victime ou, au contraire, des conséquences de sa dénonciation. 

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Rachel Chagnon: Il existe des images très stéréotypées des agresseurs et de victimes. Un agresseur, c’est un monstre, une victime, c’est une femme qui se fait agresser par un inconnu dans une ruelle qui reste totalement traumatisée. Ces visions exagérées font que très peu de victimes et d’agresseurs correspondent à l’étiquette. Ça peut expliquer pourquoi certaines personnes ont du mal à s’afficher comme tels.  

Après avoir vécu les répercussions de leur dénonciation, on peut comprendre le désir de se distancier de l’étiquette de victime. Cependant, quand on est face à une inconduite sexuelle, il existe le ressenti de la victime et les faits objectifs. Lorsqu’on a une relation sexuelle et qu’on dit non, si la relation se poursuit, c’est une agression sexuelle. Lorsqu’on fait passer les faits objectifs derrière le ressenti des victimes, on nuit à la capacité des personnes à reconnaître une agression. Je trouve très problématique qu’on n’ait jamais nommé les violences sexuelles décrites. Dans un monde où c’est déjà difficile pour les victimes d’identifier ce qu’est une agression, c’est très grave. 

Quelles sont les conséquences d’une dénonciation? 

Mélanie Lemay: Les personnes les plus cancellées, ce sont les victimes. Tout ce que Julien Lacroix raconte avoir vécu dans l’article, c’est exactement ce que vivent celles qui dénoncent. Elles sont isolées, discréditées, elles reçoivent des menaces et des injures, certaines auront des idées suicidaires [...] De prétendre qu’il y a une pression à dénoncer alors que les conséquences sont si grandes, c’est un non-sens.  

Rachel Chagnon: Lorsqu’une personnalité publique qui a commercialisé son image fait l’objet d’allégations de violence sexuelle, c’est sûr qu’il y aura des répercussions monétaires. Les victimes sont exposées à des poursuites en diffamation, mais pour ça, il faut prouver que les allégations sont fausses ou de nature privée et qu’il y avait une intention malveillante. Plus une personne a les moyens de nous poursuivre, plus c’est risqué de dénoncer.  

Existe-t-il une solution viable aux dénonciations publiques? 

Rachel Chagnon: C’est vrai qu’il nous faut une alternative à la justice criminelle. Il doit exister plus de protections, par exemple, dans les milieux de travail, surtout dans le domaine culturel. Julien Lacroix a sévi pendant un bon moment et on l’a laissé faire. On n’en serait pas à des dénonciations publiques s’il y avait eu de la prévention. 

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Mélanie Lemay: Quand tu dénonces publiquement, c’est que tu t’es buté aux portes du système et que tu n’as plus rien à perdre. Il faut redéfinir la justice en profondeur pour que ce ne soit plus aux victimes à porter tout le poids de la dénonciation sur leurs épaules.  

Justine Chénier: Ce n’est pas une solution d’ostraciser une personne qui a des comportements problématiques. Cependant, la responsabiliser par rapport à ses actions, c’est la moindre des choses pour éviter que la personne récidive. C’est aussi un moyen que la personne reconnaisse ses torts et engage un processus de réparation. Les moyens de responsabiliser sont multiples, ils peuvent être juridiques, mais aussi sociaux et même économiques. Le but est de faire passer le fardeau de l’agression de la victime à l’agresseur. 

Le processus de guérison appartient à chaque victime et pour certaines, la dénonciation publique fait partie du processus. Dans certains cas, la dénonciation publique est ce qui met fin à la situation de violence.  

− En collaboration avec Geneviève Abran

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