7 passages à l'ouest exceptionnels
Jean-Philippe Lepage, magazine Dernière Heure
Le premier
Le 15 août 1961, le mur n’était encore qu’une clôture formée d’un amas de fils barbelés. Le soldat est-allemand Conrad Schumann était chargé de garder cette clôture quand il s’est mis à courir pour... sauter par-dessus, tandis que des gens du côté ouest lui criaient: «Viens par ici!»
«Beaucoup de badauds se trouvaient là, a-t-il raconté, et ça m’a aidé, car ils distrayaient mes collègues.» Et ce qui rend cette évasion encore plus mémorable, c’est que le journaliste ouest-allemand Peter Leibing a pu capter le moment sur photo, ce qui a fait de Schumann un héros du monde libre... et un traître chez lui.
Après la chute du mur, Schumann est retourné en Allemagne de l’Est, mais il n’a pas tout à fait reçu l’accueil souhaité: si beaucoup de gens étaient gentils avec lui, certains refusaient de lui parler. Quelques années plus tard, en 1995, souffrant de dépression, il s’est enlevé la vie.
Si Conrad Schumann a été le premier soldat de l’armée de la RDA à s’évader, on estime que quelque 2700 autres soldats et policiers ont suivi son exemple.
Une sortie blindée
Si, en 1961, le soldat Wolfgang Engels faisait partie des forces est-allemandes qui ont érigé le mur, cela ne l’a pas empêché de planifier sa fuite!
Le 16 avril 1963, Engels, 19 ans, volait un véhicule de transport de troupes et, roulant à toute vitesse, l’enfonçait tel un bélier dans la barrière de béton. N’ayant pas réussi à passer au travers, le soldat s’est alors démené, sous les tirs des gardes-frontières estallemands, pour sortir du camion et enjamber les barbelés qu’il lui restait à franchir pour passer du côté de la liberté.
Atteint de deux balles, notre homme a pu bénéficier de l’aide d’Allemands de l’Ouest, dont un policier qui a répliqué aux tirs des gardes.
Engels a d’abord été emmené dans un bar, où il a pu reprendre ses esprits avant d’aller à l’hôpital. À ce sujet, il a d’ailleurs déclaré au Christian Science Monitor: «Lorsque j’ai vu toutes les marques d’alcool sur la tablette du bar, j’ai su que j’avais réussi.»
Au nom de l'amour
En 1963, ce n’était pas une bonne idée d’être amoureux d’une femme de Berlin-Est si l’on vivait à Berlin-Ouest. C’était le cas de l’ingénieur autrichien Heinz Meixner, qui voulait se marier avec Margarete Thurau, mais dont les plans avaient été mis à mal par la politique et... un mur. Cela n’allait toutefois pas arrêter le courageux jeune homme.
Sa tentative de faire émigrer sa fiancée par les canaux officiels ayant échoué, il planifie alors de faire passer illégalement à l’Ouest son amour ainsi que sa future belle-mère.
En traversant Checkpoint Charlie en scooter, l’ingénieux amoureux réussit à mesurer l’exacte hauteur de la barrière frontalière: 95,25 cm. L’étape suivante de son plan consistera à faire le tour des entreprises de location de voitures afin de trouver un modèle assez bas pour passer sous ladite barrière.
C’est ainsi que, peu après minuit, le 5 mai 1963, il roule vers Checkpoint Charlie, côté est, avec sa fiancée, coincée dans le mince espace derrière son siège, et sa belle-mère, dans le coffre arrière de la décapotable sportive Austin qu’il a dénichée, un modèle Healey Sprite qui, sans son pare-brise, mesure 90,17 cm.
Arrivé à l’entrée du poste-frontière, il montre son passeport au garde est-allemand, qui l’envoie vers les douaniers. Mais plutôt que de se diriger vers la guérite, Meixner baisse la tête, appuie à fond sur l’accélérateur et fonce vers Berlin-Ouest, passant de justesse, comme prévu, sous la fameuse barrière, avant même que les gardes est-allemands aient le temps de réagir.
Il roulait d’ailleurs tellement vite qu’il aurait laissé des marques de freinage de près de 30 m du côté ouest.
Un trapéziste courageux
Artiste de trapèze aux «idées anticommunistes», Horst Klein s’est vu interdire de faire son métier dans la République démocratique allemande. Un jour de janvier 1963, après avoir repéré un vieux câble à haute tension hors d’usage qui traversait la frontière, il a décidé de mettre son talent à profit autrement.
À la seule force de ses bras, il a escaladé le poteau soutenant le fil électrique en question, et c’est là qu’a commencé son périple, suspendu par les mains, à près de 20 m au-dessus du «no man’s land»... et des gardes est-allemands.
À un certain moment, trop fatigué pour poursuivre la traversée à bout de bras, il s’est hissé sur le fil et a poursuivi en «rampant», jusqu’à ce qu’il tombe et se casse les deux bras. Heureusement pour lui, le sol sur lequel il s’est écrasé était ouest-allemand. Note finale: 0 pour l’atterrissage, mais 10 pour l’exécution!
Trois frères, trois évasions
L’histoire de Ingo, Holger et Egbert Bethke, trois frères ayant grandi à Berlin, est digne des meilleurs romans d’aventures.
L’aîné, Ingo, avait sept ans lorsque le mur a été édifié et que sa famille s’est retrouvée du côté est de la capitale. Durant son service militaire, le jeune homme a pu se familiariser avec les rives de l’Elbe et mémoriser tous les pièges d’un bout de la frontière au nord de la ville.
Six mois après la fin de son service militaire, tard le soir du 22 mai 1975, le jeune homme, qui avait loué une voiture pour sortir de Berlin-Est, a mis son plan à exécution.
Une fois arrivé au bout de la frontière qui lui était familier, il a fait un trou dans la clôture, s’y est faufilé, a évité un champ de mines en tapotant le terrain avec un bout de bois pour avancer, puis des fils «déclencheurs» d’alarme et a fini par se retrouver devant l’Elbe, dernier obstacle entre lui et la liberté.
Le fleuve mesure 200 m de large à cet endroit, et ses courants forts ainsi que ses tourbillons en font une barrière naturelle. C’est là que Ingo a déballé un matelas pneumatique, l’a gonflé et s’est mis à pagayer. Trente éprouvantes minutes plus tard, transi et trempé, il était passé à l’Ouest.
«Froide nuit pour une baignade», lui a dit la première personne rencontrée dans le monde libre, un officier de la police frontalière ouest-allemande. «Pas quand tu nages pour t’enfuir de l’Est!» lui a répondu Ingo.
«Tyrolienne à l'arc»
En 1983, huit ans plus tard, alors que le mur est devenu une véritable installation militaire, Holger Bethke et son ami Michael Becker partent pour rejoindre Ingo après avoir mis au point une opération d’évasion fort créative.
À l’aube, le 31 mai, de la trappe de toit d’un immeuble de cinq étages du côté est-allemand, l’un des comparses tire une flèche à laquelle est attaché un fil de pêche et atteint une maison située 40 m plus loin, dans Berlin-Ouest. Ingo, leur complice du côté du monde libre, s’empare aussitôt de la flèche et récupère le fil auquel les fuyards en ont attaché un autre: un fil de fer.
Une fois le câble fermement attaché à la cheminée de l’immeuble de Berlin-Ouest, Holger et Michael, qui ont fixé leur bout du fil à une voiture en bas de l’immeuble, ont pu traverser la zone interdite en tyrolienne en 10 secondes, à la barbe des gardes-frontières!
Après cette évasion, les parents des Bethke, des officiers de haut rang dans la RDA, sont devenus des traîtres pour la nation: ils ont perdu leur poste au ministère de l’Intérieur, ont été dégradés et espionnés.
Le troisième frère, lui, a passé deux ans en prison «à cause de propos stupides et de disputes avec la police», a-t-il commenté dans le Spiegel, en 2014. Ce n’était qu’une question de temps avant qu’il ne suive ses frères.
Les ailes de la liberté
Ce moment est venu six mois à peine avant la chute du mur. Holger et Ingo, devenus propriétaires d’un bar à Cologne, se sont longtemps creusé la tête pour trouver une façon de faire passer leur plus jeune frère à l’Ouest. Or, le jour où ils ont entendu parler des planeurs ultralégers motorisés (ULM), ils savaient qu’ils tenaient là une bonne idée.
Ils ont eu besoin de quatre ans pour mettre leur plan au point. Ayant décidé qu’ils iraient chercher Egbert à deux, ils ont vendu leur bar et ont acheté deux ULM à deux places et les ont même dotés de moteurs plus puissants, au cas où ils auraient à revenir à trois dans un seul avion!
En mai 1989, ils se sont rendus à Berlin-Ouest et ont envoyé un message codé à leur frère pour lui indiquer qu’il devait se tenir prêt.
Dans un parc, tard le soir du 25 mai, Ingo et Holger ont assemblé leurs appareils peints en vert camouflage et sur la queue desquels ils avaient collé des étoiles soviétiques rouges pour tromper les gardes-frontières.
Les frères portaient même des vestes militaires dotées d’épaulettes soviétiques. «En tant qu’ancien soldat, je savais que personne ne tirerait sur les Russes immédiatement», a expliqué Ingo.
Autour de quatre heures du matin, alors que les deux frères s’envolaient, Egbert était caché dans un parc, côté est. Quelques minutes plus tard, après avoir survolé le mur sans problème, Ingo descendait pour prendre Egbert, alors que Holger, qui filmait l’opération, était resté dans les airs, prêt à les rejoindre en cas de pépin.
Une fois Egbert à bord, les deux frères, qui ne s’étaient pas vus depuis 14 ans, se sont simplement regardés dans les yeux: le temps des réjouissances n’était pas encore arrivé.
Avec deux hommes à bord, l’avion a mis du temps à prendre de la vitesse et a rasé les arbres en décollant, mais il a tout de même pu rallier Berlin-Ouest et atterrir devant le palais du Reichstag, où des amis les ont accueillis dans l’euphorie.
Tout le monde est alors allé prendre une bière, «La meilleure que j’ai jamais bue», a déclaré Egbert.