Des employés envoyés chez une patiente raciste par le CLSC de Montréal-Nord
Anne-Lovely Etienne
Propos racistes et injurieux, violence physique, climat de peur; des employés de couleur du CLSC de Montréal-Nord racontent vivre des expériences révoltantes lorsqu’on les envoie prodiguer des soins à domicile à une usagère aux comportements racistes. Et même si ça dure depuis des années, leurs patrons continueraient de les y envoyer.
Avertissement : l’article qui suit décrit des interactions racistes et contient des mots injurieux. Nous avons choisi de ne pas les censurer dans les citations des gens qui témoignent de leur vécu, pour ne pas amoindrir la sévérité des propos rapportés.
«Les propos racistes sont constants et on endure cette violence verbale, psychologique, et physique, confie au 24 heures Ginette (prénom fictif), une employée du CLSC qui a demandé l’anonymat par peur de représailles. Elle m’a lancé une serviette au visage. (...) Lorsqu’on va chez cette dame, on n’est plus en sécurité. C’est un stress de se rendre à cette adresse-là tous les jours.»
Des ex-employés du CLSC de Montréal-Nord se sont aussi confiés au 24 heures.
Zachary (prénom fictif) se souvient bien de la fois où il a été agressé physiquement par l’usagère, qui a usé de son fauteuil roulant pour lui assener un coup.
«En pleine face, elle m’a dit: "Esti de nègre, qu’est-ce que tu viens faire là?" C’est très humiliant. Le boss est au courant. Le boss n’est pas avec nous et on doit y aller même si elle nous traite de nègres. Il ne fait rien pour nous supporter. Ça dure depuis des années», raconte-t-il.
Le syndicat est au courant de l’affaire et dit tenter de faire changer les choses, sans avoir obtenu de résultat satisfaisant jusqu’à maintenant.
«On a rencontré l’employeur et on a fait valoir nos points, mais nos membres continuaient à [devoir] se rendre chez cette usagère problématique», relate Daniel Gagné, président du Syndicat des professionnelles en soins du Nord-de-l'Île de Montréal. Il est en poste depuis l’été, et dit avoir été mis au courant de la situation le 4 novembre dernier.
«On a proposé à l’employeur que les travailleuses puissent y aller à deux. On a même demandé à l’employeur, dans la mesure du possible, de choisir l’infirmière qui va prodiguer les soins, question de protéger nos travailleuses de couleur», rapporte-t-il.
Aucune de ces recommandations n’a été acceptée, dit-il.
«La seule mesure qui a été mise en place par l’employeur était : si la [patiente] devenait agressive et traitait les employés du "mot en n", c’est de s’assurer que la dame est d’abord installée de façon sécuritaire et de quitter la maison. Puis, de rapporter les événements à l’assistance», s’indigne M. Gagné.
Il ajoute que l’employeur aurait transmis aux employés un document leur demandant de ne pas prendre les propos tenus par la patiente de façon personnelle.
«C’est comme dire si je reçois un coup de poing au visage de ne pas le prendre personnel. Nos travailleuses ne reçoivent pas un coup de poing au visage, mais c’est l’équivalent psychologiquement», déplore-t-il.
Les soins à domicile de cette patiente ont souvent été suspendus pour quelques semaines lors d’événements du genre, mais ont toujours été rétablis, et le manège recommence, rapporte-t-il.
Le CLSC de Montréal-Nord relève du CIUSSS du Nord-de-l’île-de-Montréal. Nous avons contacté le CIUSSS pour obtenir leur version des faits, mais ils n’ont pas voulu commenter ce cas précis.
Par courriel, l’organisation affirme simplement que «les comportements d’incivilité, de violence ou de harcèlement à l'égard des employés sont pris très au sérieux» et que «plusieurs mesures sont mises en place pour assurer la sécurité de leurs employés des soins à domicile».
Les victimes de violence ou de harcèlement peuvent recourir à du soutien psychologique ou déposer une plainte officielle, ajoute l’organisation.
Climat sordide
Les employés qui ont eu affaire à cette patiente décrivent un climat de travail sordide.
«Je te dis, j’ai des collègues qui prient dans leur voiture avant de rentrer [chez la patiente] et d’autres qui pleurent après avoir donné leur visite chez madame», nous a raconté Ginette, la voix étouffée par des larmes.
«On nous intimide. On nous flanque des lettres disciplinaires si on refuse. Tout le monde a peur de perdre son job», relate Zachary.
Le 24 heures a effectivement pu consulter une lettre disciplinaire reçue par une employée qui refusait de se rendre chez la patiente.
«Le boss nous dit qu’on n’est pas sensible et je me dis: "comment peut-on être sensible avec une personne qui nous traite de nègre?"»
Bernadette (prénom fictif), qui a aussi travaillé au CLSC, abonde dans le même sens. Malgré les antécédents connus de la patiente, elle a hérité de son dossier.
«Je voulais qu’on me retire de ce dossier. L’employeur ne l’a pas fait, même si madame frappe toujours les préposées et les infirmières d’origine haïtienne», affirme celle qui raconte qu’elle devait aller la voir chaque semaine.
«Madame m’a dit des mots insultants. Elle m’a traité de sale négresse», relate-t-elle.
La CNESST appelée en renfort
Voyant que la situation ne s’arrangeait pas après avoir tenté d’intervenir, le syndicat a appelé en renfort la Commission des normes, de l'équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) le 21 décembre dernier.
Le rapport émis le 21 janvier par l’organisme, dont le 24 heures a obtenu copie, reconnaît qu’il y a un problème à corriger, mais ne donne pas de marche à suivre précise à l’administration du CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal.
L’inspectrice qui signe le document demande essentiellement à l’employeur «de s’assurer que les mesures mises en place sont efficientes afin de réduire le risque d’agression», de mettre à jour le plan d’intervention lié à ce cas et de fournir à la CNESST le matériel de la formation dispensée aux employés pour qu’il puisse être évalué.
«Compte tenu de l’état de vulnérabilité́ de l’usagère, il serait difficile d’enrayer complètement ces manifestations d’agressivité́. L’employeur doit s’assurer de mettre en place des mesures efficaces visant à les réduire au minimum», peut-on lire dans le document, qui indique que ces comportements remontent aussi loin qu’en 2018.
Le syndicat conteste ce rapport, que le président juge insuffisant.
Il ne s’explique pas pourquoi des employées de couleur continuent d’être envoyées auprès de cette femme. «Je trouve cela écœurant. C’est une situation qui perdure depuis quatre ans et l’employeur est très au courant. Depuis quatre ans, il continue quotidiennement à exposer de ses employés à du racisme», résume-t-il.
La CNESST a refusé nos demandes d’entrevue en lien avec ce cas.